Le mardi 10 janvier 2023, l’Unité de Recherche « Sciences et Humanités » de la Faculté de Droit de l’Université catholique de Lyon et le Centre de Recherches Juridiques de l’Université Grenoble Alpes organisaient un colloque autour des NFT (Non Fongible Tokens) sous l’aspect juridique. Ce qui nous intéresse particulièrement, c’est la relation entre les NFT et le marché de l’art. Pour évoquer cet aspect, nous nous appuyons sur les propos de Romain Verlomme-Fried, commissaire-priseur et fondateur de TokenToMe, une société française faisant de la promotion et de la production de NFT artistiques.
Un NFT, pour « non-fungible token » en anglais, désigne donc un « jeton non fongible ». Cyril Barthalois, secrétaire général de l’Académie des beaux-arts, dans son rapport de janvier 2022 sur Les ventes volontaires aux enchères publiques à l’heure des NFT, mentionne que : « par chose « non fongible », il faut entendre une chose qui possède une individualité propre, par opposition aux choses « fongibles » que le Code civil définit comme celles qui sont « de même quantité et qualité » [article 587 du Code civil] et comme celles « de même espèce et qualité » [article 1892 du Code civil] ». Le NFT est donc une chose ayant une individualité propre, matérialisée dans une blockchain.
Le taux de recherche du mot NFT en 2021 a considérablement augmenté, avec des ventes records d’œuvres comme celle de l’artiste Pak, The Merge qui a été vendue 91,9 millions de dollars en décembre 2021 sur la plateforme d’enchères en ligne NIFTY. Cette dernière n’est pas une simple création destinée à enrichir le patrimoine culturel d’une personne, mais de 28 984 personnes qui ont acheté 266 445 morceaux de l’œuvre. Des artistes sont également très connus comme Beeple et son oeuvre Everydays : The First 5 000 days (69,3 millions de dollars) ou Matt Hall et John Watkinson, aussi connus sous le pseudonyme de Larva Labs et leur série CryptoPunk avec plus de 10 000 portraits de personnages pixelisés (11.7 millions de dollars).
Romain Verlomme-Fried, consultant sur les questions de blockchains et de NFT, souligne que cette bulle a explosé au premier trimestre de l’année 2022. Pour en expliquer la raison, il met en avant le fait que la législation devient de moins en moins permissive, bien qu’il ne s’agisse pas de l’unique explication : l’effondrement de Terra (stablecoin algorithmique normalement irréfragable), la faillite de Celsius (l’une des principales plateformes de prêts/lending/staking de crypto-monnaies) ou encore la faillite de FTX (plateforme d’échange et d’achat de crypto-monnaie). Les prévisions de la Banque Mondiale en matière de taux de récession s’ajoute à ces motifs : « le risque d’une récession mondiale en 2023 s’accroît sur fond de hausse simultanée des taux d’intérêt » [Communiqué de presse, La Banque Mondiale, 15 septembre 2022].
Mais alors comment le NFT est-il arrivé au cœur de l’activité de commissaire-priseur ? À cette question, Romain Verlomme-Fried répond qu’ils se sont volontairement approchés des tokens, afin d’obtenir « une part du gâteau », et éventuellement avoir le droit d’en vendre. Ce droit va découler de la valeur que l’on va chercher à obtenir des œuvres décentralisées, ce qui interroge sur les attentes du marché de l’art dans le futur.
Ainsi, pour le fondateur de TokenToMe, il serait possible de catégoriser les révolutions en trois types : artistique, technique, générationnel. Artistique, si l’on prend l’exemple d’un nouveau marché de la création : l’art numérique. En réalité, ce dernier existe depuis les années 1950 mais reste en dehors des habitudes du marché de l’art, sous-tendu par la blockchain. Technique, parce que la technologie évoque un protocole déjà existant, que les nouvelles générations doivent réactualiser en permanence pour correspondre aux innovations. Et générationnel, parce qu’il est important de souligner que les millennials, qui regroupent l’ensemble des personnes nées entre le début des années 1980 et la fin des années 1990, influencent de leur culture ce nouveau mode d’expression artistique. C’est le cas des CryptoPunk, inspirés des premiers « Mario » ou de « Space Invaders », créant un véritable pixel art.
Quel rôle pour le commissaire-priseur ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord souligner que les NFT restent dans les portefeuilles numériques (Wallet) entre 30 et 60 jours, ce qui donne l’occasion de les confronter souvent au marché, parce qu’ils vont être régulièrement revendus. L’objectif est de démontrer qu’ils ne sont pas qu’un moyen de spéculation. Ils représentent un eldorado technique (par l’inscription infalsifiable des transactions dans la blockchain) et une révolution politique (en dehors du système institutionnel classique). Cette dernière remarque met en avant le fait que les artistes ne vont pas confier leur œuvre d’art à un commissaire-priseur ou à une galerie, mais directement à des plateformes qui vont prendre des pourcentages beaucoup moins importants, de 1 ou 2%. En comparaison, ces frais (variable selon les Maisons de vente aux enchères et les types de ventes) peuvent aller jusqu’à 30 % TTC du montant d’adjudication. En France, c’est depuis le 1er mars 2022qu’une loi autorise les commissaires-priseurs à vendre des « biens incorporels NFT ».
Finalement, ne faut-il pas s’interroger sur une éventuelle hypocrisie quand on évoque une décentralisation ou une démocratisation de l’art ? En effet, ce sont avant tout les commissaires-priseurs qui ont construit un mouvement de popularisation de grands artistes NFT, contribuant à la reconnaissance de l’identité FEWOCiOUS, de Beeple, de Robbie Barrat dans le monde de l’art, ou encore de la réputation de la maison de vente internationale Christie’s.
La différence fondamentale pourrait se situer sur le terrain du prospect qui est visé :si le NFT va faire sa promotion directement sur les réseaux sociaux, cela n’empêche pas d’avoir besoin de la renommée d’acteurs conventionnels pour vendre son art à des acheteurs fortunés.
Malgré tout, il ne faudrait pas retenir que les NFT ne sont pas une forme d’art à part entière. Il importe de ne pas confondre artiste et artisan, tout en s’interrogeant sur la difficulté qu’a une œuvre de devenir un objet d’art. L’art s’inscrit dans un mouvement : un mouvement qui raconte une histoire et n’est pas liée au nombre d’heures passées dessus. Romain Verlomme-Fried compare d’ailleurs le travail de FEWOCiOUS à celui de Matisse. Cette comparaison semble parfaitement justifiée (au-delà de l’identité visuelle) lorsque l’on sait que Matisse s’inscrit dans un mouvement de disruption des couleurs et des formes traditionnellement utilisées à son époque. Il faut également se souvenir que Baudelaire avait critiqué la photographie comme ne faisant preuve d’aucune technicité particulière et se livrant simplement à une massification de contenu.
L’Histoire prouvera que ce n’est pas parce que vous possédez un ordinateur que vous êtes un artiste. « Un artiste ne se plie pas à la réalité, il l’invente » disait Eric-Emmanuel Schmitt dans La part de l’autre (2001).
Par Loïc Vandier, membre de la SRD et en Master 1 du droit du numérique